12 octobre 2018 5 12 /10 /octobre /2018 12:55

 

A la tête du parti Future Forward, l’homme d’affaires Thanathorn Juangroongruangkit propose de dépasser les clivages politiques du royaume

 

Après quatre ans de quasi-glaciation politique sous la junte militaire, la Thaïlande va-t-elle se réveiller ? C’est ce que veut croire Thanathorn Juangroongruangkit, 39 ans, fringant dirigeant d’un tout nouveau parti – Future Forward, ou le parti du « nouvel avenir », dont la création a été officiellement approuvée le 3 octobre – de passage en Europe pour s’inspirer des expériences politiques occidentales. Le gouvernement de généraux issu du coup d’Etat de 2014 a lancé en septembre les préparatifs pour la tenue d’élections législatives entre février et mai 2019.

« Ce qui importe aux gens, en Thaïlande, c’est le pouvoir de décider leur propre avenir. Le pouvoir est concentré dans les mains de l’armée, de l’élite à Bangkok », nous dit-il mardi 9 octobre dans un café parisien, après avoir rencontré l’équipe de campagne d’Emmanuel Macron. Les jours précédents, à Londres, l’ex-homme d’affaires, longtemps vice-président du puissant groupe familial, se rendait au siège du Parti travailliste. Et en septembre, il participait au Global Progress Summit de Montréal, rendez-vous des forces progressistes émergentes de la planète – intervenant sur le sujet des défis posés aux idées progressistes par l’autoritarisme et le populisme.

 

« Nous nous positionnons comme des sociaux-démocrates, explique-t-il, brocardant les coups d’Etat dont le royaume est familier. Il y en a eu cinq, dont trois ont réussi depuis ma naissance [en 1978], précise-t-il. Nous refusons de léguer cela à nos enfants. Notre responsabilité est d’amener une démocratie qui tienne et soit durable. Nous devons convaincre les Thaïlandais que la démocratie est la solution, et non le problème. » Sa famille possède le groupe Thai Summit, géant de l’équipement automobile. La junte, qui gouverne sous le nom de Conseil national pour la paix et l’ordre (NCPO), a toujours justifié son intervention sous le prétexte de sauver le pays de conflits politiques déstabilisants.

 

Thanathorn, qui s’exprime en Thaïlande par des vidéos diffusées sur sa page Facebook, ne mâche pas ses mots depuis l’annonce, en avril, du lancement de son nouveau parti au côté de son principal cofondateur, le juriste francophone Piyabutr Saengkannokul. L’une de ses sorties, en juin, lui a valu d’être mis en examen le mois dernier dans le cadre de la loi sur les crimes informatiques – la procédure est en cours. Thanathorn a accusé la junte de rallier, par l’argent ou la menace, des parlementaires dans des partis politiques qui lui sont affidés.

En campagne pour « dialoguer »

Malgré les incertitudes du calendrier des élections, repoussées six fois depuis 2014, le pouvoir a levé certaines des restrictions aux activités politiques : les partis peuvent recruter des membres et tenir des réunions internes. Mais il reste interdit d’organiser des rassemblements de plus de cinq personnes. Future Forward a donc lancé une campagne d’adhésion, à 100 bahts (2,60 euros). Et Thanathorn et Piyabutr ont visité, à eux deux, la quasi-totalité des quelque 76 provinces du pays pour « dialoguer », disent-ils, avec des paysans, des entrepreneurs, des pêcheurs, des jeunes…

Les enjeux des futures élections sont substantiels : la junte s’est taillé en 2016 une Constitution qui l’avantage et pourrait faciliter le maintien au pouvoir de l’actuel premier ministre, le général Prayuth Chan-ocha, sur fond de pullulement des petits partis. Quant aux deux partis qui dominaient traditionnellement le paysage politique thaïlandais (le Parti démocrate, lié à l’élite royaliste de Bangkok, et le Pheu Thai, la dernière incarnation du clan politique de l’ancien premier ministre Thaksin Shinawatra, champion du vote populaire et rural), ils sont indissociables du clivage politique douloureux entre « jaunes » (ultraroyalistes) et « rouges » (pro-Thaksin) des dix dernières années – ce qui les handicape.

« Plus de démocratie »

 

Future Forward pourrait donc « bénéficier d’un effet générationnel »,estime Sophie Boisseau du Rocher, spécialiste de l’Asie du Sud-Est à l’IFRI (Institut français des relations internationales) : Thanathorn et son mouvement « incarnent une Thaïlande jeune, face à un establishment politique qui a eu beaucoup de mal à se renouveler. Ils ont donc la capacité d’entraîner une génération connectée au monde, et moins nationaliste que la précédente », dit-elle. En revanche, poursuit-elle, « si leur discours est facilement lisible en Occident, vont-ils parvenir à entraîner la Thaïlande rurale, qui constitue 65 % de l’électorat ? ». En outre, la junte, note la chercheuse, « a pour l’instant besoin d’une façade pour légitimer les élections à venir, mais les incertitudes sont nombreuses quant à ses intentions véritables ».

 

Diplômé d’universités étrangères, richissime, Thanatorn est le représentant de la même bourgeoisie d’affaires incarnée par le milliardaire Thaksin, dont l’arrivée au pouvoir à la suite de la crise asiatique de 1998 a fini par effrayer l’aristocratie et les élites traditionnelles. « Pour l’élite, je ne suis qu’un nouveau riche », explique Thanatorn. Il met en avant son passé d’étudiant militant, impliqué dans des projets d’aide à la pauvreté et de gouvernance propre. Il s’était même opposé à son oncle, ancien ministre des transports de Thaksin, aujourd’hui rallié aux militaires, sur un projet de gazoduc. Pour s’attaquer à la corruption, éternel reproche des Thaïlandais vis-à-vis de leurs dirigeants, il estime qu’il faut « injecter plus de démocratie, non pas plus de coups d’Etat. Car si cela empêchait la corruption, on serait le pays le plus propre au monde » !

 

LE MONDE, 12.10.2018

 

https://abonnes.lemonde.fr/asie-pacifique/article/2018/10/12/en-thailande-la-releve-politique-cherche-sa-voie_5368447_3216.html​​​​​​​

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