16 mai 2016 1 16 /05 /mai /2016 16:36

C’est une photo noir et blanc évoquant une scène de la Révolution culturelle. On y voit deux hommes, debout, une pancarte autour du cou. Les yeux baissés, ils sont l’un à côté de l’autre sur l’un de ces camions utilisés à l’époque (dans les années 1960 et 1970) pour exhiber les « tenants de la voie capitaliste », conspués au son des cymbales et des tambours. L’un d’eux est Xi Zhongxun, le père de l’actuel président chinois, Xi Jinping. Sous son cou, la pancarte indique : « A utilisé un roman pour attaquer le Parti ! » Le second est un grand patron de l’immobilier à la retraite et membre du Parti communiste chinois (PCC), Ren Zhiqiang, dont le compte Weibo, l’équivalent chinois de Twitter, a été récemment supprimé, du jour au lendemain. Son erreur : avoir critiqué la tournée de M. Xi auprès des médias officiels en février. Sur sa pancarte, on peut lire : « A utilisé Weibo pour attaquer le Parti ! »

Si le père de Xi, un vice-premier ministre victime d’une purge en 1962 pour avoir défendu un livre de fiction jugé un peu trop ambigu par Mao et décédé en 2002, a bien subi cette humiliation de la part des gardes rouges, la présence de M. Ren a ses côtés est un photomontage. Mais son musellement numérique et sa mise au pilori par la « presse rouge » sont, eux, bien réels.

Période honnie des « années rouges »

Cinquante ans après la Révolution culturelle, cette image qui a circulé sur WeChat – la populaire application de messagerie instantanée – vise à rappeler à Xi Jinping d’où il vient. Elle interroge cet état d’épuration permanente dans lequel le numéro un chinois a plongé la deuxième puissance économique mondiale depuis son arrivée au pouvoir, il y a plus de trois ans (secrétaire général du PCC en novembre 2012, président de la République populaire de Chine depuis mars 2013). Cette instabilité suscite dans les conversations des comparaisons peu flatteuses avec une période honnie, celle des « années rouges » de 1966 à 1976, de son fanatisme idéologique et de ses millions de victimes.

Car un étrange malaise est palpable à Pékin. Il est nourri par la fréquence des arrestations de cadres corrompus ou de dissidents ; par le retour, aussi, d’un culte de la personnalité qui, même à l’heure des réseaux sociaux, rappelle trop de mauvais souvenirs ; par une censure toxique et stérile qui tue l’innovation. La centralisation du pouvoir par Xi Jinping, au lieu d’enfanter un nouveau modèle fondé sur la consommation intérieure et l’innovation promisaprès trente ans de forte croissance, semble ériger une ligne de défense aussi frêle que vaniteuse face à la tourmente économique qui s’annonce.

Alors, la grogne monte sur les vestiges du statu quo brisé de l’ère Deng Xiaoping. Malgré la présence d’un pouvoir autoritaire qui, en 1989, avait réprimé dans le sang le « printemps de Pékin », ce contrat social tacite avait laissé progressivement un espace suffisant pour accommoder les espoirs d’une évolution possible : au PCC le champ politique, à la population la possibilité de s’enrichir et de profiter des bienfaits capitalistes du socialisme aux couleurs chinoises.

« Dabutong » (« Ça ne répond plus »)

A Pékin, nul besoin d’aller très loin pour observer les ruines fumantes de la bataille qui fait rage. Ainsi du Musée Dadu, immense bâtiment aux lignes épurées commandé à la star japonaise de l’architecture Tadao Ando. Construit face au temple de Confucius, dans le nord-est de Pékin, il venait parachever la transformation de ce quartier de hutong (ruelles traditionnelles) en un havre bobo, parsemé de restaurants branchés et de boutiques d’objets vintage.

Mais en ce début de printemps ensoleillé, les portes de ce musée de peintures à l’huile sont closes. Un gardien esseulé s’ennuie dans une guérite. Aucun des grands mandarins de la capitale ne manquait pourtant à son ouverture, il y a trois ans. Or, fin 2015, le responsable de la fondation privée gérant le musée a été emporté dans la chute d’un de ses amis, ponte de la police de la circulation. Ce proche lui obtenait des plaques d’immatriculation réservées aux officiels. Il en fit un trafic. Amateur d’art, le policier fréquentait les galeries et se faisait payer en tableaux. Il a récemment été condamné à la prison à vie. Et le responsable du musée n’est plus joignable sur son téléphone : « Dabutong » (« Ça ne répond plus »), égrène un message.

La Chine est dans l’ère du dabutong, celle de la purge à l’époque du multimédia. Elle est devenue la marque de fabrique du premier mandat de Xi Jinping, qui doit s’achever en 2017, quand, hormis M. Xi et son premier ministre Li Keqiang, cinq des sept membres du comité permanent du bureau politique, le cœur du pouvoir, seront remplacés. Cette échéance favorise les luttes de pouvoir et personne n’est à l’abri. Les alertes téléphoniques envoyées par les sites d’information signalent la nouvelle victime : un « tigre », haut cadre dirigeant, comme (en l’occurrence) Zhou Yongkang, l’ancien responsable de la sécurité sous Hu Jintao (de 2007 à 2012). Ou des seconds couteaux, des « mouches ».

La formulation est au départ toujours la même : « Violation grave de la discipline. » Puis suit, après plusieurs mois de « disparition », une litanie de méfaits agrémentée de quelques « vices », « dépravations » et autres détails croustillants sur les aventures sexuelles, pour la plupart reconnus par leur auteur. Personne ne sort indemne des gardes à vue très spéciales des inspecteurs de la Commission centrale de discipline. Aucun recours n’est possible.

Dans son bilan présenté au Parlement chinois le 13 mars, le procureur général Cao Jianming a rappelé que 22 anciens responsables, de rang ministériel ou au-dessus –membres du comité central, du bureau politique… – ont été poursuivis en 2015. Quinze ont déjà été jugés, dont Zhou Yongkang. Au total, a-t-il souligné, plus de 50 000 officiels ont fait l’objet d’investigations dans le cadre de près de 41 000 cas de corruption. Ce que ne montre pas ce tableau de chasse, c’est que les enquêtes anti-corruption ciblent les maillons faibles, tous ceux qui étaient associés à des corrompus déjà tombés. Et que plusieurs dizaines de suicides sont dénombrés dans les rangs des cadres mis en cause.

En 2012, le Parti est au bord de l’éclatement

Cette campagne extrêmement brutale est née en 2012, au moment de l’accession au pouvoir de Xi Jinping, alors que le Parti était au bord de l’éclatement, mis à mal par le jeu des factions et de la corruption. Bo Xilai, ancien ministre du commerce et chef du PCC à Chongqing, grand rival de Xi et lui aussi fils de révolutionnaire, venait de tomber, soupçonné d’avoir voulu s’emparer du PCC. Cela lui avait valu d’être condamné à la prison à vie pour corruption.

« Sous Hu Jintao, le prédécesseur de Xi Jinping, chacun des neuf membres du Comité permanent était responsable d’un domaine et disposait d’une sorte de droit de veto. Il était devenu impossible de réformer », constate l’intellectuel Wu Si, ancien rédacteur en chef de Yanhuang Chunqiu (« Les annales de l’empereur jaune »), un mensuel d’histoire lié à des personnalités libérales du Parti qui a toujours bénéficié d’une grande liberté. « En raison de l’affaiblissement de l’économie et de l’ampleur de la corruption, il lui fallait accumuler du pouvoir pour mener à bien les réformes. C’est la lutte anti-corruption qui a permis à Xi de le faire. Les gens ont plutôt applaudi, il a fait ce qu’il avait promis, poursuit-il. Mais maintenant, il a viré à gauche, et tout cela sonne creux. Au passage, il s’est aliéné les intellectuels. Les riches émigrent. Cela ne peut pas durer longtemps. »

La principale caractéristique de ce virage idéologique « à gauche » est la référence constante à Mao Zedong, le fondateur de la République populaire de Chine, mort en 1976. Sous Deng Xiaoping, son bilan avait été tiré : « 70 % de bon, 30 % d’erreurs. » Xi, lui, a fait une question de principe de ne pas critiquer le Parti et son legs. Même si son propre père a été victime de Mao, il semble déterminé à sauvegarder l’héritage du Grand Timonier et éviter à tout prix le sort du Parti communiste soviétique après la chute du mur de Berlin en 1989. Décevant ceux qui attendaient de lui un tournant libéral, le numéro un chinois s’est affirmé comme un anti-Gorbatchev. « Xi a toujours été dans le système : il a évolué au sein du Parti en province. Il croit sincèrement ce qu’il dit quand il utilise des termes associés au communisme et à Mao », juge Wu Si.

Culte de la personnalité

En centralisant son pouvoir, Xi Jinping a favorisé un culte de la personnalité 2.0. Dessins animés et chansons sur Youku, l’équivalent de YouTube, ont remplacé les affiches du temps de Mao. Avant le Nouvel An chinois, fin février, les responsables de la propagande du Hunan, une province du centre, ont diffusé en ligne une vidéo intitulée « Je ne sais comment m’adresser à toi ». Inspirée par une visite du président dans le village d’une minorité ethnique, la chanson est digne des œuvres de propagande de la période maoïste : « Nous sommes dans ton cœur et tu es dans le nôtre. Les gens ordinaires t’aiment profondément. Nous t’aimons »… Une autre a également circulé, sur un registre plus intime : « Si je dois me marier, je veux le faire avec un homme comme “Tonton Xi”. »

L’heureuse élue de « Tonton Xi », c’est l’ancienne cantatrice de l’armée et grande vedette en Chine, Peng Liyuan, également mise en avant par la propagande. Xi a fait de son couple un instrument de « soft power ». Il a aussi outrepassé les règles tacites du poste suprême en donnant un rôle à son entourage familial. Comme à l’époque de Mao. La première dame, qui disposerait de son propre bureau au sein de l’appareil d’Etat, surnommé le Peng ban (« bureau de Mme Peng »), a été conseillère en 2015 pour la mise en scène d’un des grands opéras maoïstes, La Fille aux cheveux blancs. Sa fille, sous couvert d’un pseudonyme, fournirait des notes de synthèse sur des sujets liés à l’Internet. Et c’est la sœur de Peng Liyuan qui aurait cette année supervisé le gala télévisé du Nouvel An, rendez-vous incontournable des familles chinoises au réveillon. Or, cette année, les références au Parti communiste et à l’armée ont foisonné, révoltant les internautes.

Une sorte d’état d’urgence

Pour accomplir sa mission, la nouvelle équipe a instauré une sorte d’« Etat d’urgence ». Les voix critiques sont muselées, la société civile est mise dans une camisole de force. Les plus actifs défenseurs des droits des citoyens, comme les avocats qui dénonçaient les excès de la police anti-corruption, ont été neutralisés lors d’une campagne d’arrestations. On en vient même à regretter les années Hu Jintao. Certes, le PCC savait alors mettre au pas ceux qui franchissaient certaines lignes rouges, n’hésitant pas à garder un Prix Nobel de la paix en prison (Liu Xiaobo, arrêté en 2009), mais une certaine marge de liberté existait, notamment dans la presse et l’édition.

« Quand je me suis installé en Chine dans les années 2000, Pékin bouillonnait, raconte l’écrivain hongkongais Chan Koonchung, auteur de plusieurs livres interdits en Chine. Il y avait de nouvelles ONG, des documentaires, de nouveaux magazines, toutes sortes de livres étaient publiés – jusqu’en 2009 environ. Ce fut une période stimulante et excitante. » Dans sa contre-utopie Les Années fastes (Grasset, 2012), écrit en 2009, l’auteur imaginait que le régime reprenait un contrôle complet de la société en 2013, y compris l’Internet, un espace jugé imprenable jusqu’alors. « On m’a critiqué sous prétexte que Weibo [Twitter chinois] avait changé les règles du jeu, que rien ne pouvait plus empêcher les gens de s’exprimer. Or, c’est le contraire qui s’est passé : cette fenêtre s’est fermée, la Chine est de plus en plus un Intranet. » Weibo, muselé, n’est plus que l’ombre de lui-même. Ses usagers ont migré vers ­WeChat, une messagerie moins ouverte, où les groupes sont réservés à ceux que l’on invite.

Les milieux libéraux et pro-démocratie, accusés de rouler pour les « forces hostiles étrangères », font le dos rond. « On sort d’une période où la société civile, grâce à l’économie de marché et aux nouvelles technologies, avait accumulé un certain pouvoir de négociation avec l’Etat-parti. Peut-être était-ce un pouvoir illusoire, mais il existait quand même. Or, celui-ci a commencé à reprendre le contrôle », estime l’essayiste Xu Zhiyuan. Conscient des menaces qui pèsent sur les intellectuels, il s’est converti en entrepreneur de la culture.

Un « BuzzFeed » à la chinoise

Dans son quartier général, un café-librairie situé dans une ancienne bibliothèque de l’est de Pékin, on peut acheter l’édition chinoise du dernier livre de Svetlana Alexievitch, La Fin de l’homme rouge, et siroter un café en écoutant Bob Dylan (un Knockin’on Heaven’s Door du meilleur effet). Deux étages au-dessus, plusieurs dizaines de jeunes pianotent sur des ordinateurs : ils alimentent le fil de deux applications pour smartphone, l’une sur la culture et l’autre sur le divertissement, un « BuzzFeed » à la chinoise. Pas question pour eux de s’approcher de la ligne rouge en ces temps de crispation sécuritaire : « Je ne suis pas un héros », lâche Xu Zhiyuan. Puis, se reprenant : « A quoi sert-il de parler une fois, pour ne plus pouvoir parler du tout ensuite ? » Il est d’ailleurs symptomatique qu’à la fin de chaque interview avec un intellectuel libéral, on nous chuchote : « Adoucissez mes propos. » L’un ajoute : « Sinon, vous ne pourrez plus me rencontrer. »

Pourtant, les méthodes du nouvel empereur rouge en exaspèrent beaucoup. Le patron communiste retraité Ren Zhiqiang a exprimé la colère d’une partie de l’opinion, en déclarant à ses 38 millions de lecteurs sur Weibo que les organes de presse du Parti étaient financés par les contribuables. Et qu’ils devaient donc avant tout « réserver leurs services » à ceux-ci, et non au Parti communiste, comme l’exigeait d’eux Xi Jinping lors de sa tournée dans leurs bureaux. Le « canon » (surnom de M. Ren) s’est retrouvé l’objet de dénonciations dignes de la Révolution culturelle, traité de « capitaliste séditieux » par la presse « rouge ».

Une pétition demandant la démission de Xi

Depuis, plusieurs notes dissonantes ont troublé l’harmonie de la session parlementaire début mars. Le jour de son ouverture, le 3 mars, un site d’information chinois publiait une pétition très argumentée ne demandant rien moins que la démission de Xi Jinping, signée de « membres loyaux du Parti » à l’identité mystérieuse : ceux-ci lui reprochaient son virage gauchiste et autoritaire, et l’abandon de la politique du profil bas dans l’arène internationale, un héritage de Deng Xiaoping. Ce brûlot, qui a fait grand bruit, a conduit à l’arrestation de plusieurs dizaines de personnes, que la police soupçonne d’être liées à sa mise en ligne, dont les proches de plusieurs dissidents en exil.

La même semaine, un journaliste de Chine nouvelle (Xinhua), l’agence de presse officielle, dénonçait, dans une lettre ouverte, « le mépris total de la Constitution et de la loi par certains départements », qui, écrit ce sonneur d’alerte appelé Zhou Fang, « se sont érigés en arbitres de l’opinion publique » : une rare critique des intrusions des cadres de la propagande dans la presse. Le trouble s’est accentué, le 13 mars, quand l’agence officielle a décrit dans une dépêche Xi Jinping comme le « dernier dirigeant chinois » au lieu de « plus haut dirigeant chinois ». Conditionnés à reprendre sans sourciller l’agence officielle, les autres médias ont répercuté pendant une heure cet incroyable lapsus calami.

Le malaise des super-privilégiés

Xi Jinping fait grincer des dents, même dans les rangs des « princes rouges », descendants directs comme lui de révolutionnaires et hauts cadres communistes. Le « clan des princes » est loin d’être homogène : les inclinations politiques vont des maoïstes aux politiquement libéraux, des modérés aux bellicistes. Certains sont de grands patrons du public, d’autres des généraux. Ils ont longtemps tiré d’énormes avantages de leur pedigree et les purges anti-corruption semblent les avoir largement épargnés.

Plusieurs grands argentiers « rouges » à la tête de maisons de courtage et de compagnies d’assurances ont pourtant vu d’un mauvais œil l’obstination du pouvoir à régenter coûte que coûte les indices boursiers, ce qui n’aurait fait, selon eux, qu’aggraver les choses. « C’est la fin de l’hubris », lâche un diplomate occidental. Parmi les jeunes rejetons de l’aristocratie rouge, les procédés de Xi Jinping ont poussé Jasmine Yin, une étudiante chinoise de l’université Columbia, à New York, à publier à l’étranger deux tribunes sur le malaise des super-privilégiés de sa génération : ils sont riches, éduqués et semblent avoir le monde à leurs pieds, mais voient la Chine s’enliser dans des batailles idéologiques d’arrière-garde. Ils se sentent à la fois les bénéficiaires et les otages d’une « machine politique » impitoyable, argumente-t-elle.

Ses propos ont rendu les membres chinois de sa famille (elle est métisse) « furieux », confie Jasmine Yin au Monde dans un courriel. « Il fallait que quelqu’un parle, je l’ai fait ». Son grand-père paternel n’est pas n’importe qui : c’est le maréchal Ye Jianying, un « immortel » de la Révolution chinoise, dont le rôle fut essentiel pour remettre en selle Deng Xiaoping après la Révolution culturelle. Elevée à Shanghaï dans les meilleures écoles, la jeune femme dit mener une existence « qui pourrait paraître un rêve ». « Mais mes pairs et moi ne pouvons cacher notre épouvante face aux évolutions politiques alarmantes qui se passent chez nous, écrit-elle. Xi conduit la Chine vers une direction effrayante, réactionnaire et idéologique ». Si les résistances au sein de la société et du Parti communiste s’intensifient sur fond de lutte de pouvoir, l’homme qui ne veut pas être Gorbatchev ne deviendra peut-être pas un nouveau Mao pour autant.

LE MONDE | 16.04.2016

http://abonnes.lemonde.fr/international/article/2016/04/16/chine-xi-jinping-ou-l-epuration-permanente_4903653_3210.html

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