25 mars 2016 5 25 /03 /mars /2016 18:17

Dans un quartier poussiéreux et bruyant du centre de Delhi, les bureaux de la Rashtriya Swayamsevak Sangh (RSS, Association des volontaires nationaux) se repèrent grâce à un détail. Au-dessus du portail trône la représentation d’une « Mother India » peu ordinaire. Le personnage, aux allures de déesse, coiffé d’une parure de pierres précieuses, a les deux pieds sur un territoire indien qui s’étend bien au-delà de ses frontières, de l’Afghanistan à la Birmanie. Autre surprise : elle ne brandit pas le drapeau national, mais un drapeau safran, couleur fétiche des nationalistes hindous.

La « mère Inde » veille sur un campus hébergeant l’organisation la plus puissante et la plus influente d’Inde, fondée en 1925, et dont l’objectif est la création d’une nation indienne dominée par sa majorité hindoue. « Un gouvernement de l’ombre », vont même jusqu’à dire certains, depuis que son aile politique, le Bharatiya Janata Party (BJP, Parti du peuple indien), a remporté les élections générales en mai 2014. Le portail gardé par la « mère patrie » s’ouvre sur un petit paradis : un hectare de quiétude, de propreté et de discipline à l’abri du chaos de Delhi. Des hommes aux cheveux grisonnants discourent politique, la taille emmaillotée dans un dhoti, le pagne traditionnel, pendant que des garçons en shorts kaki et chemises blanches jouent au football en silence. Aucune femme n’est visible. Le « campus Keshav », du nom du fondateur de la RSS, est si paisible qu’une clochette en laiton suffit pour sonner le rassemblement des fidèles à l’heure du thé.

La visite du siège de la RSS, drapé dans la culture du secret, s’effectue sous escorte. Shridhar Damle, l’auteur de l’un des rares ouvrages en anglais autorisés par l’organisation (The Brotherhood in Saffron, « La confrérie safran », Westview Press, 1987), détaille d’une voix douce les idéaux de la RSS. « L’organisation considère que la race hindoue intègre même ceux qui font partie des 20 %, explique-t-il, en allusion aux minorités religieuses du pays, car ils étaient autrefois hindous. Que ce soit par force, envie, ou par choix, ils ont changé de religion. Mais cela ne signifie pas changer de culture. »

« Terrorisme safran »

La RSS a ses idéaux et sa manière, bien à elle, de vouloir les imposer. Nathuram Godse, ancien membre de l’organisation, assassina le Mahatma Gandhi de trois balles dans la poitrine, le 30 janvier 1948. Après avoir été brièvement interdite, la RSS est revenue sur le devant de la scène politique dans les années 1980 pour réclamer la destruction de la mosquée de Babur à Ayodhya (Uttar Pradesh, nord), où le dieu Rama serait né. Les émeutes firent au moins 2 000 morts entre 1989 et 1992, dont une majorité de musulmans.

Il y a enfin un « terrorisme safran » que l’organisation a longtemps cherché à dissimuler. Entre 2006 et 2008, des extrémistes hindous ont été impliqués dans une série d’attentats responsables de la mort de 121 personnes. Les fondamentalistes hindous se sont bien gardés de les revendiquer : une façon de cibler les musulmans, tout en suggérant que des islamistes puissent en être à l’origine. Un rapport de police a plus tard mis en évidence les liens entre la RSS et des organisations satellites impliquées dans la planification de ces attaques.

La RSS revendique aujourd’hui 6 millions de membres en Inde. « Aucun autre mouvement ou institution dans le monde n’a attiré autant de sympathisants, s’enorgueillit l’organisation sur son site Internet. La sphère d’influence du Sangh s’est propagée au loin, rayonnant tel un diamant aux multiples splendeurs. » Parmi ces « diamants », il en est un qui brille plus fort que les autres : le premier ministre Narendra Modi, élu en mai 2014. Membre de la RSS depuis l’âge de 8 ans, il y a gravi les échelons jusqu’à devenir pracharak, ou « cadre prêcheur », un titre réservé aux plus zélés, qui ont renoncé à fonder une famille ou à exercer un métier pour consacrer leur vie aux idéaux du nationalisme hindou. Pendant dix-sept ans, M. Modi a ainsi prêché dans quelques-unes des 35 succursales de l’organisation, du syndicat étudiant à celui des paysans ou des ouvriers. « La RSS m’a donné l’inspiration pour vivre au service de la nation, avait déclaré M. Modi peu avant de devenir premier ministre, j’ai appris à vivre pour les autres, et non pour moi. Je dois tout à la RSS. »

Une fois élu, c’était à son tour de « rendre » à la RSS ce qu’elle lui avait prodigué. Des fondamentalistes hindous ont ainsi été propulsés dans l’appareil d’Etat. Toujours dans l’ombre, car la RSS n’aime pas la lumière. « M. Modi et plusieurs de ses ministres se sont rendus à une réunion de la RSS en septembre 2015. Ils faisaient la queue pour exposer le bilan de leur action. Il est évident que la RSS influence l’action du gouvernement », affirme Amir Ali, professeur à l’université Jawaharlal Nehru de Delhi. Cette influence s’est déjà manifestée. Lorsque M. Modi a voulu réformer la loi portant sur l’acquisition des terres, la succursale de la RSS du Bharatiya Kisan Sangh [BKS, Association des fermiers indiens] a exprimé son mécontentement. La loi n’a finalement pas été votée. Quand il a été question de réformer le code du travail, le syndicat affilié à la RSS est allé négocier point par point la nouvelle loi au ministère du travail.

« Ne posez aucune question »

Au « campus Keshav » de New Delhi se trouve un homme discret, appelé « point de contact », car il rend visite chaque semaine au premier ministre pour discuter avions de chasse, recensement ou encore programmes scolaires. Krishna Gopal Sharma, qui a étudié la botanique avant de rejoindre la RSS, reçoit ses visiteurs pieds nus ou en chaussettes, dans une pièce meublée de canapés et de fauteuils. Tous doivent ôter leurs chaussures, comme s’ils s’apprêtaient à pénétrer dans un lieu sacré. Avant la rencontre, l’assistant du « point de contact » prévient : « Ne lui posez aucune question. » L’entrevue se résume à une simple salutation.

Il arrive cependant que les négociations entre la RSS et M. Modi soient houleuses. Car, si la RSS l’a porté au pouvoir, le premier ministre s’est en partie affranchi de son emprise en mettant la main sur l’appareil d’Etat et en s’alliant à de puissantes entreprises, tels le groupe minier Adani ou encore le conglomérat Reliance Industries dirigé par Mukesh Ambani, plus grande fortune d’Inde. Ces nouveaux alliés réclament des réformes économiques, comme l’assouplissement de la loi d’acquisition des terres ou du code du travail, parfois en contradiction avec les principes défendus par la RSS. En guise de compromis, la RSS et M. Modi se sont partagé le pouvoir.

La RSS a ses domaines de prédilection. Des ministères, comme celui de l’aviation civile ou des engrais, ne l’intéressent que de loin. Contrairement à l’éducation et à la culture, deux portefeuilles pour lesquels elle a même suggéré le nom des ministres. « La RSS est dans une stratégie à long terme, elle veut transformer la société en une nation hindoue, pas s’arroger tous les pouvoirs. Elle laisse au BJP le soin de gérer les affaires courantes. » La ministre du développement des ressources humaines, Smriti Irani, consulte régulièrement ses collègues de la RSS, notamment sur la manière de « promouvoir l’éducation » dans les zones tribales, autrefois bastions des missionnaires chrétiens. A de nombreuses reprises, la RSS lui a demandé d’intégrer au programme scolaire les contributions de la culture et de la religion hindoues, telles que les « mathématiques védiques » ou la « science hindoue ». Souvent, c’est la ministre qui se déplace dans les bureaux de la RSS pour débattre de ces sujets.

Une réécriture de l’Histoire

Cette influence conduit parfois des ministres à soutenir des « vérités » scientifiques étonnantes, très éloignées de celles énoncées par Newton ou Einstein. En octobre 2014, M. Modi a ainsi expliqué à des médecins médusés que la divinité Ganesh, avec sa tête d’éléphant posée sur un corps humain, était bien la preuve que « la chirurgie plastique existait en Inde » dans des temps anciens. D’autres, comme Dinanath Batra, qui géra le réseau d’éducation de la RSS, affirment que la recherche sur les cellules souches ou l’invention de la télévision étaient déjà contenues dans le récit du Mahabharata, vieux de plusieurs millénaires. Préparer les esprits à la fondation d’une nation hindoue passe aussi par la réécriture de l’Histoire. Pour cela, nul besoin d’infiltrer l’Etat. Des nominations à des postes-clés dans des centres de recherche ou dans des universités suffisent.

Il y a fort à faire pour les historiens de la RSS. Notamment s’attaquer au sécularisme, pierre angulaire de l’identité de l’Inde depuis son indépendance. Les nationalistes hindous appellent les partisans du sécularisme sickular, néologisme qu’on pourrait traduire par « les malades du sécularisme ». La RSS perçoit le multiculturalisme indien comme un affaiblissement de la majorité hindoue au profit des minorités. « On pourrait surnommer l’Inde le paradis des minorités. Dans aucun autre pays au monde, elles ont autant porté atteinte au bonheur et à l’harmonie du pays », lit-on dans l’un des pamphlets publiés en 2015 par la RSS.

Lynché à mort pour une vache

Les attaques se concentrent tantôt sur les musulmans, tantôt sur les chrétiens. Et, puisque ces deux minorités ont pour point commun de consommer du bœuf – la vache étant considérée comme sacrée par certains hindous –, son interdiction est devenue l’un des fers de lance du combat du BJP. « Je ne sais pas pourquoi les musulmans nous rebattent les oreilles avec leur prétendu droit d’abattre des vaches. Ils ne devraient pas. C’est juste une manière d’humilier les hindous depuis des temps anciens », déclarait Madhav Sadashiv Golwalkar, en 1972, lorsqu’il occupait la position de « leader suprême » de la RSS. Dans plusieurs Etats, la consommation de bœuf est désormais interdite. Et gare à ceux qui ne respectent pas la règle. Car ce n’est pas la police qui les traque, mais des brigades autoproclamées « brigades de sauvetage de la vache ».

En septembre 2015, un musulman, suspecté à tort d’avoir mangé de la viande de bœuf, a été lynché à mort par une foule de fanatiques. « En Inde, la vache est plus en sécurité que le musulman », s’est désolé quelques semaines plus tard le parlementaire indien Shashi Tharror. Lorsqu’ils sont impliqués dans des émeutes, ou dans des meurtres comme celui de septembre 2015, les extrémistes hindous peuvent au moins compter sur l’indulgence du gouvernement. Arrivé sur les lieux peu après la tragédie et avant même que la police ne rende les premières conclusions de son enquête, le ministre de la culture, Mahesh Sharma, a qualifié cette tragédie de « malencontreuse » et de « non planifiée ». Quant à M. Modi, il s’est exprimé tardivement, se contentant de regretter un « malheureux incident ».

Intolérants, les nationalistes hindous ? « Les musulmans et les chrétiens sont des hindous qui s’ignorent », clame la RSS. Les fidèles de l’islam sont d’ailleurs surnommés les « hindous musulmans ». De nombreuses cérémonies de gharwapasi, ou « retour au foyer », sont organisées, au cours desquelles des chrétiens et des musulmans sont « reconvertis » à la religion hindoue. La conversion aux religions chrétienne, bouddhiste ou musulmane, notamment pour les intouchables qui cherchent à fuir la hiérarchie oppressante des castes, est devenue périlleuse. Des lois anti-conversion ont été mises en place dans plusieurs Etats gouvernés par le BJP. Fin janvier, un homme soupçonné d’avoir converti des hindous a été tondu avant d’être exhibé au public, une paire de chaussures autour du cou. La RSS doit pourtant bien s’accommoder des musulmans, qui forment près de 15 % de la population indienne. Il a créé pour eux une énième succursale, le « Muslim Rashtriya Manch » (MRM, Forum national musulman), « organisée pour les musulmans et par les musulmans », explique son responsable et « guide » Indresh Kumar. Ses activités sont toutefois limitées. Elles consistent principalement à demander aux mosquées du pays de lever le drapeau indien, renforçant au passage la suspicion selon laquelle les musulmans seraient antinationaux.

Former des miliciens

Du désert du Thar aux collines du nord-est du pays, pas un millimètre du territoire indien n’échappe au maillage de l’organisation safran. Ni un secteur de la société, de la culture à la science, en passant par l’économie. La RSS ouvre des écoles dans les zones tribales, gère des camps d’entraînement pour former des miliciens au maniement de l’arme blanche, vêtus de shorts kaki et de chemises blanches, prêts à défendre le pays. Le fonctionnement de la RSS est celui d’une machine bien huilée. Ou, comme le disait pandit Nehru (1889-1964), l’un des pères de l’indépendance de l’Inde, celui d’« une milice privée qui procède selon des principes strictement nazis ». Ses shakhas, unités de base du mouvement, propagent la bonne parole de la RSS et forment les nouvelles recrues pendant trois ans. Celles-ci suivent un entraînement physique chaque jour, assistent à des séances d’endoctrinement idéologique, étudient la glorieuse civilisation hindoue. Des récits où les invasions musulmanes sont décrites de manière si sanglante qu’ils ne pourraient figurer dans aucun manuel d’histoire.

Difficile de connaître le budget de fonctionnement d’une telle organisation, et plus encore d’identifier ses sources de financement. La réponse donnée par l’organisation est simple, sans être limpide : « Les dons de particuliers. » La RSS s’est ainsi réapproprié une vieille tradition, le Guru Dakshina, au cours de laquelle un élève rend hommage à son maître. A cette occasion, chaque année, les sympathisants du mouvement déposent une offrande, avant de saluer le drapeau couleur safran. Certaines donations sont toutefois plus problématiques que d’autres, notamment celles en provenance de la diaspora indienne aux Etats-Unis, où la RSS jouit d’une grande popularité.

Alors même que le gouvernement, dirigé par le BJP, bloquait en 2015 les activités de nombreuses organisations, dont Greenpeace, au motif qu’elles ne respectaient pas la loi encadrant les financements étrangers d’ONG ou de partis politiques, la RSS avait été épargnée. En 2002, un rapport rédigé par le mouvement Campaign to stop funding hate (Campagne pour stopper le financement de la haine) a pourtant montré que 3 millions de dollars (2,7 millions d’euros) avaient été versés depuis le Maryland à des organisations évoluant dans la galaxie de la RSS. La confrérie safran avance discrètement, inexorablement, avec l’espoir de voir se concrétiser un jour son rêve d’une « nation hindoue ». A la question « Le Sangh veut-il s’emparer du pouvoir ? », le guide suprême de la RSS, Madhav Sadashiv Golwalkar, avait répondu en 1949 : « Nous maintenons l’idéal du dieu Krishna, qui gardait la mainmise sur l’empire sans en être l’empereur. »

LE MONDE | 25.03.2016

http://abonnes.lemonde.fr/international/article/2016/03/25/l-armee-des-fanatiques-de-mother-india_4890311_3210.html

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